Est-ce que l'argent change les gens ? Je suis mal placée pour le savoir, puisque je suis née dedans. Est-ce que j'aurais grandi différemment, si j'avais eu moins d'argent dès le départ ? Peut-être que je douterais moins de moi, du monde, et de tout. Peut-être que j'aurais moins peur de décevoir, sans vraiment savoir qui sera déçu, ni par quoi. J'ai appris à m'imposer des standards de perfection absolue. Car on m'a tout donné, alors je dois faire honneur aux sacrifices de ceux qui m'ont précédé. Le chemin que mon père a tracé, et que mon frère a suivi : je dois savoir le solidifier. Ma mère me l'a suffisamment répété.

Ce n'est pas tout d'être intelligente : il faut savoir quand et avec qui le montrer. Ce n'est pas tout d'être belle : il faut savoir se sublimer. Ce n'est pas tout d'être douée : il ne faut pas se reposer sur ses lauriers. Je peux toujours tout mieux faire – peut-être que je n'en fais pas assez ? Je crois que je suis lassée.

Je n'ai pas le droit de le dire : de toute façon, je n'en parle jamais. Je fais partie des « chanceux » de ce monde : alors de ma chance je dois profiter, car je n'ai rien ni personne à blâmer pour le destin que j'ai tracé. Je fais partie de ces enfants de riches qui peuvent tout se permettre mais qui doivent suivre une ligne droite. Pas d'écarts, a dit Maman. Ecoute Maman, a dit Papa. Fais comme moi, a dit Farid. Mais ma mère, mon père, mon frère, ils ne savent pas.

Ils ne savent pas que je les vois. J'ai vu mon père tricher, ma mère tromper, mon frère coké. Je le vois dans leurs yeux, qu'ils ne le savent pas. Comme aux yeux de tous, je passe pour une idiote. Peut-être suis-je cette idiote ? N'est-ce pas la majorité qui a toujours raison ? Ils me voient tous comme un simple pantin, et je suis les mouvements des fils qui me tirent ici et là pour les contenter. Mais suis-je encore une marionnette, maintenant que je vois à travers leurs yeux ?

Suis-je encore la manipulée, maintenant que je détiens leurs honteux petits secrets ?

Ce pouvoir me rend folle, et pourtant il me donne plus de puissance que je n'en ai jamais eu. J'ai vu l'adjoint du maire tricher au poker hier soir. J'ai vu une vieille dame nourrir des pigeons au petit matin, alors qu'elle allait acheter du lait. J'ai vu une veuve pleurer sur la tombe de son mari. J'ai vu à travers leurs yeux, et maintenant je sais. Maintenant je connais la valeur de leurs vies dont on m'a toujours écartée. Et quelle valeur leur donner ? Devraient-ils être damnés ou sauvés ?

Qui suis-je pour en décider ? Personne.
Ce n'est pas mes affaires, j'ai déjà bien trop à faire.

Cheveux longs, ondulés et roux, parfaitement entretenus — Yeux verts comme sa mère — Teint mat — 174 cm pour environ 62 kg (ça varie selon les périodes de l'année) — Elle a une voix douce mais plutôt aiguë, et a du mal à parler fort — Elle fait 30min de jogging matin et soir — Elle est très expressive — Son style semble banal au premier regard : jeans, hoodies, baskets, t-shirts à messages divers... mais elle aime beaucoup personnaliser ses tenues avec des accessoires, des bijoux ou des badges — A noter que toutes ses affaires, même ses stylos, sont des produits haut de gamme — Quelqu'un qui a déjà vu son frère ou son père à la télé la reconnaîtra tout de suite : ils se ressemblent tous les trois comme deux gouttes d'eau.

« La beauté est dans les yeux de celui qui regarde », ai-je lu un jour dans je ne sais plus quel ouvrage. Est-ce que ça veut dire que je peux la voir partout, maintenant ? Ou est-ce que ça veut dire que je ne la verrai plus jamais ? Y a-t-il encore la moindre beauté quelque part, ici-bas ?

Je ne sais pas si c'est la beauté qu'on voit lorsqu'on me regarde. Quelle beauté y a-t-il chez moi ? Mon nom me précède, et la laideur du monde vient avec. Fille d'un brillant homme d'affaires et d'une magnifique femme trophée, je ne vis que la vie qu'ils m'ont donnée. Moi, je ne suis pas l'héritier. Je suis celle qui est venue après pour compléter le portrait. Je suis celle qui doit dépasser toutes les attentions que mon grand frère a satisfaites ; et pourtant celle dont on n'attend rien de plus qu'un mariage heureux. Si je peux amener un peu de gloire à notre famille de nouveaux riches, peut-être alors mériterai-je un regard contenté, un sourire apaisé, et un bref instant de félicité.

J'ai tout fait comme il faut. Je suis allée dans une école privée où j'ai excellé. J'ai été acceptée à Yale où je poursuis mes études de biologie pour me spécialiser dans la génétique, afin que mes possibles découvertes aident les héros que notre famille sponsorise. Je suis studieuse, polie, et je fais même des efforts pour être sociable, alors que je déteste ça.

Alors pourquoi est-ce qu'ils me regardent tous comme ça ? Je ne vole que leurs yeux, je ne lis pas dans les pensées, mais je les vois. Tous. Ils me regardent de haut. Ils me méprisent. Je les dégoûte. Je sais pourquoi. C'est parce que je viens d'une famille renommée dont je ne suis pas l'héritier. C'est parce que je ne suis pas aussi douée que mon frère. C'est parce que j'ai les cheveux roux. C'est parce que j'ai eu un C à mon dernier compte-rendu. Ils le voient. Ils voient tous à travers moi. Je le vois dans leurs yeux.

Je vois tout dans leurs yeux, depuis que j'ai ce pouvoir. Ils me détestent tous. Peut-être qu'ils ont raison. Peut-être que je devrais faire pareil. Mais il y a une exception. Elle ne m'a jamais jugée selon les apparences, elle. Elle a toujours été là pour moi. Ses yeux m'ont toujours vus de la même façon. Je n'ai pas peur quand je prends sa vue, peu importe ce qu'elle fait. Peu importe ce qu'elle dit. Peu importe avec qui elle est. C'est la seule en qui je peux avoir confiance.

Ca fait maintenant deux mois que je vis cet enfer. Comme quoi, la Genèse n'est peut-être pas si éloignée de la réalité : la connaissance est un poison. Je n'avais pas peur de sourire avant de voir mes dents à travers les yeux d'un autre. Je n'avais pas peur de pleurer. Je n'avais pas peur d'être spontanée. Maintenant que je sais que les gens voient tout, qu'ils observent tout, qu'ils ne ratent rien, j'ai appris à être prudente. J'ai appris à me fondre dans la masse. Hors de question que quelqu'un découvre mon terrible et honteux secret. Ces yeux que je ne peux plus contrôler, personne n'en entendra parler.

Et lorsque je serai diplômée, je pourrai commencer à chercher un moyen de m'en débarrasser.