Allez savoir pourquoi, ce matin-là, une envie atroce d’aller courir avait sauté à la gorge de Daphnée comme une lionne se serait soudain décidée à bouffer une connasse d’antilope. C’est ainsi  que la rouquine s’était retrouvée à aller au port à 5h du mat’, avec la ferme intention de se remuer les fesses, armée de ses baskets rose fluo aux pieds et de son plus beau short de sport (probablement le seul maintenant qu’elle y pensait) sans trop comprendre comment ou pourquoi. Déjà, un truc qui lui échappait, c’était son réveil de si bonne heure : c’est bien simple, elle ne parvenait pas à se souvenir à quand remontait la dernière fois qu’elle avait émergé du confort douillet de son lit à une heure aussi horriblement indécente. Mais force était de constater que cela faisait maintenant vingt bonnes minutes qu’elle s’agitait dans tous les sens dans l’air encore relativement frais du matin. Et, si au départ, elle était assez guillerette – probablement la faute aux endorphines – à écouter à fond sa playlist spéciale « je me motive à faire des trucs totalement chelous », elle avait bien vite déchanté.

Au départ, elle n’y avait pas trop prêté attention, bien trop occupée à tenter de ne pas abandonner un poumon ou deux sur le bord de la route : malgré une pratique de cardio plutôt régulière, elle continuait d’avoir la condition physique d’une petite vieille asthmatique. Bref, toute affairée à garder un air digne pour les trois pauvres mouettes qui volaient dans le port et semblaient méchamment se payer sa tête, et bien trop persuadée d’être la seule bargeot à être de sortie à une heure aussi indue, Daphnée n’avait pas remarqué qu’elle devait maintenant tenter de garder un air digne pour le type foutu comme une sculpture grecque. En vérité, elle ne l’aurait probablement pas remarqué du tout, si ladite statue grecque ne l’avait pas doublée l’air de rien. Puis tout aurait pu en rester là si, alors qu’elle prenait juste une petite pause pour « admirer le paysage », le type n’avait pas décidé de réitérer l’effort. Finalement, ce qui l’acheva pour de bon, ce fut le troisième passage de l’autre joggeur alors que la demoiselle commençait à entrevoir la lumière au bout du tunnel devant l’effort surhumain que déployaient ses pauvres petits poumons. Ainsi donc, quand l’insupportable crâneur la dépassa pour la quatrième fois, Daphnée se jura tout en s’écroulant sur un banc que la cinquième lui serait fatale. Merde, avait-on idée de venir étaler autant de facilité quand la seule autre personne présente semblait au bord de l’apoplexie à chaque nouvelle foulée ?!  Crétin, va.

C’est comme ça, que l’air de rien, alors que le cinquième passage approchait à grands pas, la rouquine décida soudainement d’étirer sa jambe droite pile sous le pied de l’autre imbécile, histoire de le voir perdre un peu de sa superbe et de pouvoir ricaner un bon coup.  Le problème, c’est que, si elle avait prévu la chute – après tout, c’était totalement le but recherché : un bel éclatage de gueule bien dans les règles, ça lui apprendrait à ressembler à une pub pour déodorant – elle n’avait pas prévu que le plan parfait et diabolique allait en partie se retourner contre sa petite personne et provoquer également un magnifique cassage de figure de sa part. Mais bon, comme sa grand-mère lui disait toujours « on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». Le sacrifice de la chute sembla donc bien petit comparé à l’énorme satisfaction qu’elle ressenti une fois sa mission accomplie. Foutu joggeur.